Je ressentais l’hostilité de la prof de français multipliée par vingt-huit de ses élèves de troisième rassemblés au C.D.I. la semaine dernière dans les environs d’Annecy. La neige tombait et je commençais à être inquiet pour le retour à Nice. Personne ne souriait. C’était nouveau pour moi d’être l’ennemi littéraire plutôt que la grande amie. C’est la première fois que j’ai rencontré des lecteurs du livre « Trois jours sans ». Ce n’était pas inintéressant. D’habitude on m’assène de superlatifs comme « super », « hyper », « extra », et je bois du petit-lait, mais là on me regardait comme si j’avais commis un crime. Personne n’avait la moindre question à poser et je parlais, parlais, galérais, pédalais dans la choucroute de leurs regards vides.
Un garçon m’a enfin posé respectueusement une question : « Mais pourquoi vous êtes… » Il avait du mal à lâcher le mot, mais il n’avait pas d’autre mot : « cochonne ».
J’ai expliqué le pourquoi et le comment de ce livre et j’ai essayé de savoir en quoi ça les gênait tant.
Petit à petit, je suis devenue moins antipathique et timidement, ils me disaient des choses qu’ils avaient mal prises.
Un garçon, il s’appelle Gabriel, me fixait curieusement depuis ma première phrase. Il était attentif et concentré. Vers la fin de l’heure, il fonça. Il leva la main. Tout son visage n’était qu’un grand point d’interrogation. Puis il cracha : « Mais qu’est-ce que vous me donnez pour lire ce livre ? »
J’étais complètement bouche bée pendant une minute puis j’ai réussi à lui demander : « Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? » Et je leur ai raconté l’histoire de cette bibliothèque dans le noble état de Texas qui a eu l’idée géniale de cacher des dollars dans les livres et d’inviter le public à venir « lire ». La bibliothèque fut saccagée. Pendant un éclair, je me suis dit d’accord, je te paierai, Gabriel, pour lire mon livre, je veux à ce prix que tu le lises.
« Non, non ! » me dit Gabriel me signalant qu’il ne parle pas d’argent. « Quand je lis un livre documentaire, par exemple, comment construire un meuble, j’apprends quelque chose.
Je ferai une table ou une chaise. (Il m’avait dit qu’il voulait devenir menuisier.) Mais si je lis votre livre, qu’est-ce que vous me donnez ? »
Bon, j’ai compris. Qu’est-ce que je lui donne en prime et je sentais la réponse surgir, éclater, l’éclabousser. Je lui ai dit calmement : « Je te donne mes tripes, mon cœur, mon expérience, mon imagination, mes aspirations, mon inspiration, mon optimisme, mon bonheur, mon amour de la vie, mes espoirs, ma passion et ma vie entière.
Mais surtout, surtout, ce que je veux te donner, c’est du plaisir, du plaisir à lire. Je veux partager et répandre le plaisir extrême que j’ai eu toute ma vie à lire.
Car la vie, on en a qu’une seule. Mais avec les livres, on en a des tas. On peut dépasser les limites de nos vies étroites. Voilà ce que je te donne. »
Il me fit un grand sourire. Est-ce qu’il en a eu pour son argent ? Je l’espère.