L’Europe ouais ça existe. C’est le voyage obligatoire et indispensable, on peut visiter onze pays en cinq jours. L’Europe est une sorte de parc d’attractions qui entoure EuroDisney. Pour y aller, il faut de solides chaussures, même si le bus te jette au pied de chaque monument pour faire la photo et faire demi-tour. Jeter un petit coup d’œil sur Paris, puis tu peux zapper sur Rome.
Après tu peux frimer. Tu as vu l’Europe et l’Europe c’est LA CULTURE, même si culture, ça rime avec ennui, art et essai, films européens qu’on diffuse dans une salle et demie aux Etats-Unis. Culture ! L’Europe c’est une vieille télé en noir et blanc avec des sous-titres illisibles.
L’Europe est une vraie salade de langues et de peuples, mais quel Américain connaît ces Ibères, ces Celtes, ces Latins, ces Hellènes, ces Germains, ces Slaves, ces Magyars, ces Mongols, ces Turcs (ce n’est pas encore sûr), ces Finnois, etc ?
L’Europe c’est un perpétuel champ de bataille pour des guerres gagnées par des sauveurs américains. C’est une vaste arène pour des tyrans, des ethnies et des ismes.
Quand j’ai dit à ma grand-mère que j’allais vivre en Europe, elle ne pouvait pas masquer son chagrin et son angoisse. « Mais nous sommes venus de là-bas, on a fait le voyage, on est bien arrivé, on est des miraculés, on est bien ici, ne retourne pas là-bas ! N’y va pas ! » L’Europe signifie pogroms, pauvreté et impuissance. Ma mère a rempli neuf malles de boîtes de thon, rouleaux de papier toilette, et des dollars attachés à mes vêtements avec des épingles de nourrice. L’Europe c’est le tiers-monde.
L’Europe est aussi une belle table qui fournit les plats préférés aux amerloques, notamment la pizza, les frites françaises et les saucisses de Frankfurt rebaptisées hot dogs. Petites voitures pathétiques qui sont plus des jouets qu’autre chose, vélos, faute de mieux, piétons et grand luxe prestigieux : parfums, haute couture et vin.
Mais des livres pour enfants ou autres de la même espèce ? Les grands classiques — Pinocchio, Alice, Peter Pan, Winnie l’ourson ont tous été écrits par Walt Disney, n’est-ce pas ? De toute façon l’Angleterre n’est pas vraiment l’Europe et l’Italie est un quartier de New York. Quand enfin un livre anglais d’Angleterre réussit l’exploit de pénétrer la frontière barbelée, il est traduit en américain comme Harry Potter, de peur qu’un enfant aux Etats-Unis soit pollué par une variation anglaise.
Non, l’Europe n’existe pas pour nous les écrivains européens (même quand on est américain !). La traduction d’un livre primé, aimé, commercialement réussi, tient du miracle. Les éditeurs américains ne lisent pas l’Européen. Il faut donc faire traduire son livre pour tenter d’être lu par un de ces professionnels unilingues.
Pour encourager les éditeurs américains à traduire des livres étrangers, on a créé un prix pour la meilleure traduction étrangère : le (Mildred L.) Batchelder Award.
Ça fait vingt ans que je traduis mes manuscrits et que je les envoie dans une bouteille jetée à la mer aux éditeurs américains. J’ai récolté une très belle collection de lettres de rejet qui me disent que je suis trop européenne. Est-ce une tare ? Oui, certainement. Et puis avec mes 28 prix littéraires pour « Lettres d’amour de 0 à 10 », un éditeur américain a enfin accepté de le publier et voilà que je gagne le Prix Batchelder pour ce livre réincarné en anglais !