J’avais besoin d’une réaction violente après une journée épouvantable pour l’héroïne, Margot, de mon roman « La sixième » (Ecole des loisirs). C’est ainsi que Margot a créé l’alphabête et méchant en faisant circuler une feuille de papier autour de la classe pour demander à chacun d’ajouter le mot le plus brutal qu’il connaissait.
À part quelques gros mots anodins, je n’exploite pas trop cette possibilité linguistique, mais j’adore les alphabets et le défi de trouver un mot par lettre. J’ai complété cette page de « La sixième » dans l’allégresse et puis j’ai terminé le manuscrit. Mon mari qui corrigeait tout mon travail me dit : « Tu devrais enlever deux ou trois gros mots. »
J’étais une nouvelle immigrée en France et je ne savais même pas ce que ces gros mots voulaient dire. Je les avais simplement entendus (et surtout dans les cours d’école). J’ai rassuré mon mari en disant « On verra ce que l’éditeur va dire. S’il me recommande d’enlever les gros mots, je le ferai. »
L’éditeur n’a rien dit. Il a publié tel quel « La sixième » qui est devenu un grand succès.
Quelques années plus tard, il y eut une campagne contre certains livres de jeunesse qui parlaient, selon les censeurs, des sujets « sinistres » comme la guerre, la mort, la violence, le divorce. « La sixième » était à l’honneur pour sa « grossièreté ».
Entre-temps, j’avais vu des milliers de lecteurs. Un jour, à Blanquefort près de Bordeaux, une petite fille m’a dit que mes gros mots l’avaient choqués. « Pourquoi ? » demandai-je.
« Parce que les gros mots, c’est pour dire, pas pour écrire. » Exactement comme on sait que la vérité sort de la bouche des enfants, c’est à ce moment-là que j’ai vu la vérité, et j’avais honte d’avoir piétiner ce jardin secret des enfants — d’avoir écrit les gros mots dans un livre.
Comme « La sixième » se vendait bien, on le réimprimait souvent. J’ai demandé alors à l’éditeur d’enlever les quelques gros mots qui gênaient. Ne pas voulant reculer devant la censure, il me cria au téléphone : « JAMAIS ! »
C’est ainsi que les gros mots meublent « La sixième » pour toujours. Je ne suis pas fière de moi. Ils meublent aussi mes nombreux regrets. Mais la vie n’est pas un brouillon. On ne peut pas revenir dessus.